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Conférence de Jean-Claude Laborie
18 novembre 2014
La littérature brésilienne, de part et d’autre de l’Atlantique
De manière générale, l’œuvre traduite subit une décontextualisation en raison du manque de familiarité du lecteur avec la culture dont le texte est originellement issu. Il s’agit donc de rappeler quelques éléments indispensables pour situer les œuvres brésiliennes dans l’histoire du pays et de sa littérature. On commencera par quelques rappels sur l’histoire d’une littérature nationale qui se constitue sous une triple contrainte : politique (colonisation portugaise), linguistique (écrire la langue d’un autre) et littéraire (des modèles et des canons esthétiques importés). On verra ensuite ce qui fait des 4 romans sélectionnés des œuvres brésiliennes lisibles à l’étranger.
1| L’émancipation d’une littérature dite subalterne
L’histoire littéraire brésilienne commence à la fin du 18e s. Alors que le colonisateur avait interdit toute impression de livres sur le territoire brésilien jusqu’à l’indépendance (1822), se constitue au Brésil une bourgeoisie éclairée, nourrie des idées révolutionnaires françaises, qui commence à transgresser les interdits. Les premières œuvres imitent des modèles esthétiques européens, français le plus souvent, tout en proposant les bases d’une littérature nationale. L’Indien (singularité brésilienne), idéalisé selon les canons romantiques, y devient un personnage-clé. Foncièrement conservatrice, cette littérature renforce le prestige d’une élite bourgeoise revendiquant le modèle universaliste français pour mieux secouer le joug de la tutelle portugaise. On notera d’ailleurs que si l’Indien et les thèmes régionalistes sont privilégiés, la composante culturelle noire sera, en dépit de son omniprésence, passée sous silence jusqu’au début des années 1950.En regard de ce conservatisme, certains auteurs, tel Machado de Assis, cherchent à se démarquer des modèles étrangers, en les contournant ou les détournant ; au début du 20e s., les modernistes revendiqueront une esthétique « anthropophage » : Mario de Andrade, Oswald de Andrade et d’autres prônent une « digestion » de l’étranger nourrissant la brésilianité littéraire et esthétique.
Ces deux attitudes, imitation et/ou digestion, sont les deux extrémités d’un spectre où se déploient les choix esthétiques des auteurs brésiliens. La plupart de ceux qui sont connus en France sont d’ailleurs plus proches de la seconde attitude : une émancipation qui passe par de savants équilibres entre innovations formelles et exotisme local (Guimarães Rosa, Mario de Andrade, Jorge Amado).
2| Les romans sélectionnés
Dans chacun de ces textes, soit le point de vue est démultiplié (Belem (B), Hôtel Brasil (HB)) soit il est focalisé de manière à privilégier une subjectivité (Les Orphelins de l’Eldorado (OE) et Bleu corbeau (BC)). Ils s’ouvrent également tous quatre à une réalité empreinte de magie (HB, OE) ou à l’excès et la monstruosité (B). L’irréalité, dans BC, s’impose à travers la lecture subjective de l’adolescente, qui suggère des rapprochements cocasses ou poétiques. Dans la mesure où ces entorses à la rationalité sont données pour vraies et traitées sur le même plan que le réel (comme le rituel de magie « expliquant » les crimes, dans HB), la représentation de la « réalité » est décalée, conforme à l’image d’un Brésil exotique, perçu par les européens comme « irrationnel », alors que l’on peut aussi bien penser à un réinvestissement brésilien du « realismo magico » latino-américain.Les contextes sont clairement brésiliens :
- Le boum du caoutchouc entre 1872 et 1919 pour OE. Cela renvoie à la spéculation sur la culture de l’hévéa dans la région de Manaus, l’histoire d’une folie humaine qui connut en 40 ans grandeur et décadence (comme une métaphore de l’histoire brésilienne avec ses cycles de la canne à sucre, de l’or, du café et peut-être aussi de la réussite économique actuelle).
- Le quartier de Lapa pour HB, un vieux centre de Rio aujourd’hui décati saisi peu après la fin de la dictature (1964-1984), avec ses prostituées, ses travestis, ses « meublés » et son lot de déclassés. Là aussi, une image interlope du Brésil, Rio étant le lieu où tous viennent s’échouer loin de la zone Sud et des fastes d’Ipanema.
- Bélem et ses environs est le lieu unique du roman éponyme d’E. Augusto. La topographie de la ville, le repérage des noms de rues et des quartiers est très fidèle à la réalité. Pour le lecteur européen, le roman restitue l’image-type de ce qu’est un centre urbain du littoral brésilien, avec ses « motels » de passe en zone suburbaine, ses plages désertes, ses favelas, sa police corrompue et sa bourgeoisie dorée, qui se croit au-dessus des lois.
- Dans BC, apparaissent le Copacabana de la classe moyenne carioca, la guérilla des années 60/70, la génération hippie post-dictature. Mais on y trouve aussi les familles disloquées, l’émigration aux USA, toutes caractéristiques de la population carioca, qui ancre l’histoire de Vanja dans un espace culturel précis.
Le texte de Milton Hatoum articule subtilement les deux plans, en mêlant par exemple des mythes amazoniens (« la tête coupée », voir Fricassée de maris, mythes érotiques d’Amazonie, Betty Mindlin, Paris, Métaillié, 2005) et des mythes antiques (la sirène). Les éléments étrangers se mélangent aux élément locaux, l’histoire de la famille Cordovil peut se lire comme une allégorie de l’histoire de la région amazonienne, comme une histoire du pays mais également comme une histoire universelle de rébellion contre la réussite frauduleuse des pères que rachète la dégradation volontaire du fils. Le texte d’Adriana Lisboa, quant à lui, met en abyme une réflexion spécifiquement brésilienne sur l’identité, à ceci près que cette recherche est désormais individuelle. Le roman s’achève par l’accession à l’âge adulte du personnage qui a récupéré de manière symbolique tous les éléments épars qui le constituent (le vrai père en Afrique, la mère au Brésil, le père adoptif aux USA). Le roman raconte cette reconstitution en jouant sur les différences et les points communs (un Mac Donald à Copacabana et un « plus grand » à Lakewood), pour les fondre dans une perception unifiée. Ainsi Francisco va-t-il devenir le seul vrai père, celui de l’affection et de la complicité.
Ces quatre romans témoignent donc de la permanence d’une formule qui a assuré au roman brésilien une réception à l’étranger (fût-elle limitée à un happy few). L’évocation d’une « réalité brésilienne » mêlant clichés et traits culturels originaux, l’intégration d’éléments thématiques et culturels étrangers, y sont reconfigurés de manière chaque fois différente et originale.
À propos de...
Jean-Claude Laborie (1959-) est maître de conférence HDR en littérature comparée à l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense. Spécialiste des relations entre Europe et Amérique latine, notamment pendant la période coloniale, il a publié plusieurs ouvrages sur les transferts culturels, les missions religieuses et les récits viatiques entre la France et le Brésil, ainsi que sur les rapports entre littérature, histoire et anthropologie.